Musiques de salon et musiques savantes au XVIIIe siècle
recherche et diffusion
 11/13  
RECHERCHES SUR LES RAPPORTS ENTRE LES MUSIQUES DE SALON
ET LES MUSIQUES POPULAIRES DES XVIIIe ET XIXe SIÈCLES
APRÈS ÉTUDE DU RÉPERTOIRE POUR INSTRUMENTS À BOURDONS
5 - Rapports proprement dits entre ce répertoire et celui encore vivant au XIXe siècle dans les provinces française (suite)
La majorité des "timbres" notés dans les recueils que nous avons dépouillés et qui sont encore connus comme airs "traditionnels" au XIXe siècle nous amène incontestablement à la Provence. Ceci peut paraître à première vue étrange puisque nous travaillons à partir d’un répertoire d’instruments à bourdons et que ces derniers ne sont pas connus comme "instruments traditionnels provençaux". Mais notre vision actuelle "d’instruments traditionnels" est basée sur une "tradition" datant de la deuxième moitié du XIXe siècle.
Revenons sur les évènements essentiels qui sont survenus au début du XIXe siècle, vers 1840 : l’extension du chemin de fer et la révolution industrielle. L’identité de chaque région a été remise en cause et pour la revendiquer celles-ci ont institué une "tradition" pour les représenter. Cela se situe au niveau de la langue, du costume, des fêtes, de la danse, de la musique, des instruments…
*
Exemples :
La vielle n’est entrée dans la tradition régionale du Berry qu’au moment de l’extension des Sociétés de Musique comme "les Gâs du Berry" vers 1888.
De même, le galoubet/tambourin n’était pas particulièrement provençal au XVIIIe siècle.
Étudions maintenant plus en profondeur l’histoire sociale de la Provence aux XVIIIe et XIXe siècles.
C’est essentiellement un pays d’habitat groupé : de villages, d’où la sociabilité légendaire du provençal ; c’est aussi une région relativement assez peuplée, en comparaison avec d’autres à la même époque, avec de nombreux centres urbains. À quelques kilomètres de distance nous avons : Avignon capitale du Comtat Venaissin, longtemps cité papale ; Arles ; Marseille ; Aix en Provence, la capitale ; Toulon, le port militaire ; et en Provence orientale : Grasse, située à la jonction de l’Italie et de la Provence maritime.
Tous ces centres urbains avaient à la fin du XVIIe siècle une vie intense au niveau artistique et culturel. À Aix-en-Provence tout le quartier au-delà du Cours Mirabeau a été construit à cette époque-là. Si on en croit Bérenger auteur des "soirées provençales" (1787) les mœurs y étaient bien dépravées ; à Marseille, pour enrayer la passion du jeu dans la ville, le maréchal de Villars écrivait à l'intendant Lebret en 1724 "la musique, l'opéra, la comédie et tout le spectacle, tant qu'ils voudront ; je leur enverrai même, s'ils le veulent des danseurs de corde et de marionnettes."
Pour n'aborder que le côté musical, nous pouvons mentionner parmi les compositeurs célèbres de cette époque une proportion assez importante de Provençaux comme : Jean-Joseph Mouret, Jean Gilles… Tous sont partis s'installer à Paris pour continuer leur carrière ; d'autres compositeurs sont venus séjourner dans cette région comme : André Campra originaire du Piémont, Joseph Bodin de Boismortier, Casannea de Mondonville… Ceci explique l'échange incessant entre la capitale et cette province, et cela dans les deux sens.
* Exemple :
J.-J. Mouret, né en 1682 et élevé à Avignon fut imprégné dès son plus jeune âge des airs d'inspiration populaire comme les Noëls de Notre Dame des Doms. Nous savons que ces mélodies étaient en majorité d'origine française et non provençale. À l'inverse, il incorpore dans ses opéras ballets des éléments typiquement provençaux ; puisqu'en 1722 il rajoute aux "Fêtes de Thalie" une entrée appelée "la provençale" comprenant des couplets en langue provençale ; mais aussi deux contredanses :"la calotine" et "la farandoule" qu'il fait interpréter sur le flûtet-tambourin.
Tous ces airs, qu'ils soient composés par un compositeur ou seulement parodiés par ce dernier, font partie du répertoire des vielleurs. Comment ces derniers ont-ils pu y avoir accès ? Rappelons que Mouret et Campra lors de leur séjour dans la capitale se firent connaître par leurs œuvres écrites pour l'Opéra comique et les grandes foires de Paris… où nous avons vu que l'on jouait de la musette et de la vielle.
Nous venons de démontrer les nombreuses passerelles musicales existant entre Paris et la Provence au XVIIIe siècle.
Voyons maintenant comment ces mélodies ont survécu dans le répertoire dit "traditionnel " de cette région.
Lorsqu'on parle de musique populaire, traditionnelle, on pense presque toujours à une musique représentant les paysans et on oublie trop souvent la musique urbaine ; cela doit être dû au fait que les villes, par le métissage continuel de leur population, font évoluer très vite les coutumes - surtout dans des régions très passagères comme ici - et celles-ci se réfugient alors dans les campagnes et y demeurent beaucoup plus longtemps.
Mais lorsque la région, comme ici la Provence, a été de tout temps fortement urbanisée, le répertoire populaire urbain prend le dessus sur celui des campagnes.
Comme nous avons vu, qu'au XVIIIe siècle, airs d'inspiration populaire et airs de Cour étaient très fortement liés en s'influençant mutuellement, il devient logique de rencontrer dans la musique "traditionnelle" provençale de nombreux airs déjà notés au XVIIIe siècle que ce soit dans des recueils édités en Provence ou à Paris.
Mais ces airs nous sont-ils parvenus grâce à l'écrit ou par l'oralité ?
Il est difficile de répondre à cette question, mais faut-il se la poser ? Il ne faut pas oublier que le mot "tradition" vient du verbe "tradere" qui veut dire : transmettre, et cette transmission concerne des éléments permanents d'une société mais rien ne précise si c'est par l'écrit ou par l'oralité. Une chose est certaine, le rôle qu'ont joué les Cantiques et particulièrement les Noëls a été primordial.
La lutte discontinue entre Jésuites et Jansénistes tout au long du XVIIIe siècle a été marquée par une très importante production de cantiques. On reprenait des timbres connus de tous pour que tous les fidèles puissent les chanter ; et il faut préciser que ces cantiques ou ces Noëls étaient à l'origine interprétés non pas à l'église mais dans les foyers, le soir à la veillée. Les textes rencontrés sont autant en français qu'en langue vulgaire (provençal). H. A. Durand dans son article sur "le folklore provençal et les prohibitions du Concile d'Avignon de 1725" (in revue Provence Historique) nous précise que le synode diocésain de 1712 "recommandait aux maîtres de musique des chapitres de veiller à ce que la composition de leurs chants fût pure de toute inspiration profane… que le chant de noëls en langue provençale serait toléré que le jour de la fête… parce que adapté aux fidèles les plus ignorants… En effet sous l'influence de Nicolas Saboly (1614-1675) les noëls provençaux étaient devenus de véritables chansons d'actualité et tournaient à la satire".
Nous mentionnons ce fait pour expliquer la relation étroite entre airs populaires profanes et cantiques ou Noëls. Ces derniers, étant présents dans le milieu religieux ont été notés à maintes reprises par des membres du clergé. Donc ces airs sont arrivés aux oreilles du peuple provençal par l'écriture. Comme nous l’avons déjà vu dans d'autres régions c'est sous une forme simplifiée, intégralement ou souvent en partie qu'ils sont passés dans le répertoire traditionnel oral de cette région.
Exemple, l'air de "Toureloure" est :
noté comme Noël par Saboly vers 1679, "sur l’er de Bourgogne" comme nous le précisent les auteurs de la réédition de 1925
- noté de nouveau en 1759 dans "le recueil de cantiques spirituels provençaux et françois/À Paris/"
- on le trouve encore dans le répertoire provençal transmis par l'oralité

noëls de Saboly - Provence
Autre exemple : l'air intitulé "qu'ils sont doux" ajusté par E. Ph. Chédeville dans son "2e recueil de vaudevilles, contredanses…" devient chez Nicolas Saboly "Vènes lèu,"…avec une variante dans la deuxième partie.)

"Qu'ils sont doux" / "Venès lèu", noëls provençaux

"Venès lèu...", noël provençal (paroles)
* Dernier exemple : l'air de la contredanse "l'hirondelle" (in Ms 3643) est encore joué en Provence pour faire danser "lei courdello", une ancienne danse provençale comme nous l'annonce F. Vidal dans son ouvrage "lou tambourin". Pourtant la danse des courdello n'a aucune similitude avec une contredanse.

L'Hirondelle, contredanse / Danse des cordelles, Provence

Danse des cordelles - Provence (texte et paroles)
Ces relations entre airs de danse français du XVIIIe siècle et Noëls provençaux du XIXe siècle ne sont en fait pas illogiques car, Mr Perrin au XVIIIe siècle dans son "drame pastoral sur la naissance de Jésus Christ…" prend comme timbre pour en faire des airs de Noëls quelques airs profanes français comme :
"Frère André disait à Grégoire"
- "La duchesse Nouvelle" (contredanse in Ms 3643)
- "La royalle" (contredanse in Ms 3643)
 11/13
  CONTACT  : Courriel / tél. +33 (0)6 18 96 64 42 / site https://www.centrepatrimoineimmateriel.fr