MANUSCRIT BERTHELOT
DE
GRASSE À QUÉBEC :
LES MÉLODIES DES DANSES
FRANÇAISES ONT-ELLES TRAVERSÉ L’ATLANTIQUE AU
XVIIIe
SIÈCLE ?
INTRODUCTION
Travaillant depuis des
années sur le répertoire de vielle et d’autres instruments couramment
joués par les amateurs au XVIIIe
siècle, Françoise Bois Poteur se posait la question de savoir si ce
répertoire avait essaimé hors des frontières de la France et notamment
dans le Nouveau Monde. Venue au Festival de Sarrebourg en 1999 pour
établir un contact avec des musiciens cubains, elle fit la rencontre
d’une musicologue québécoise, Élisabeth Gallat-Morin, qui tentait de
ressusciter la vie musicale en Nouvelle-France. De là est née une
collaboration féconde pour les deux.
Françoise Bois Poteur avait
dépouillé des manuscrits conservés dans les archives françaises,
notamment à Grasse, tandis qu’Élisabeth Gallat-Morin travaillait sur
des manuscrits conservés au Québec. Au-delà des mers, pouvait-on
espérer une convergence entre ces sources si éloignées ?
QUÉBEC EN NOUVELLE-FRANCE
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En
Nouvelle France, le long
de la Vallée du majestueux fleuve Saint-Laurent, dans un pays dont la
population ne dépasse pas les 60 000 âmes à la fin du Régime français
en 1760, et qui, la moitié de l’année, n’était qu’ « arpents
de neige », les rigueurs de l’existence permettaient-ils de
s’adonner à la danse
et à la pratique de la musique ?
C’est
oublier que Québec est
la capitale d’un vaste empire qui s’étend de l’Acadie à l’est, au
Canada le long du Saint-Laurent et vers les Grands Lacs à l’ouest, pour
se déployer en Louisiane sur les deux rives du fleuve Mississippi
jusqu’à la Nouvelle-Orléans.
La
ville
de Québec possède
la plupart des institutions d’une capitale provinciale française. Au
château du gouverneur et au palais de l’intendant, ont lieu bals et
concerts, au point où l’évêque s’en émeut, tandis qu’instruments et
livres de musique ornent les demeures de pierre des riches marchands, à
l’instar de certains négociants
de l’Ancienne France.
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Vue
de
Québec, Gravure
de Lemercier, vers 1800
(BAnQ-Québec / P600,S5,PGN115 /)
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Un
marchand mélomane
On conserve dans le fonds
ancien de la Bibliothèque du Séminaire de Québec le célèbre traité de
Hotteterre : Principes de la Flute traversiere, ou flute
d'Allemagne; de la flute a bec, ou flute douce; et du haut-bois par le
Sieur Hotteterre-le-Romain, flute de la Chambre du Roy, dans
la nouvelle édition publiée à Paris chez J-B-Christophe Ballard en
1741, auquel est relié un manuscrit de musique de plus de 300 pages.
Outre plus de 200 pièces de danse (menuets, musettes, tambourins), le
manuscrit comprend des méthodes pour jouer du flageolet, du basson, du
tambourin, du flutet et du serpent.
À qui appartenait ce livre ?
Pour seul indice, une inscription manuscrite indique qu’il a été Donné
par Mr Bthe prêtre au Séminaire pour demeurer à la Canardiere. 1793.
Qui
est Mr Bthe ?
Le propriétaire du manuscrit
est longtemps resté un mystère. Qui était donc ce Mr Bthe ? L’on pense
à un nom qui commence par « B »et se termine par
« the », mais aucun
des prêtres du Séminaire ne portait un tel nom.
L’identification du
possesseur du manuscrit s’est faite de façon presque accidentelle. En
dépouillant des inventaires après décès à la recherche de livres et
instruments de musique, Élisabeth Gallat-Morin est tombée sur un
document qui mentionne plusieurs instruments de musique : serpent,
orgue, flutet et flageolet. Coïncidence, pour trois d’entre eux ce sont
les mêmes instruments que dans les méthodes du manuscrit de M. Bthe.
Or, le possesseur de ces instruments se nomme Berthelot :
B[er]the[lot].
L’écriture
des méthodes et
des titres des pièces de musique correspond à celle des comptes du
marchand Charles Berthelot avec le Séminaire de Québec ; c’est
vraisemblablement lui qui a aussi copié la musique. Originaire de
Paris, paroisse de Saint-Étienne-du-Mont, il arrive à Québec en 1726 à
l’âge de 20 ans. Six ans après son arrivée, il est en mesure de se
faire construire une maison imposante dans la haute ville qui existe
encore aujourd’hui.
En 1757, il loue un
appartement dans une maison qu’il possède dans la basse ville, rue du
quai du Cul-du-Sac, tout près du fleuve Saint-Laurent, à un certain
François Moine dit Bourguignon, maître de danse.
L’année
suivante, juste
avant la conquête britannique, Charles Berthelot retourne en France où
il meurt à Saint-Denis près de Paris vers 1780. C’est l’inventaire
après le décès de son épouse, Thérèse Roussel, en 1768, qui a révélé
l’existence des instruments de musique qu’il possédait.
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La
maison de
Berthelot, à Québec
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Son fils Charles a eu
un
fils, également prénommé Charles. Ce dernier fut ordonné prêtre à
Québec en 1793, l'année où le manuscrit fut remis au Séminaire pour la
Canardière, maison de campagne du Séminaire où les séminaristes
allaient en vacances. On trouve dans le manuscrit des ajouts plus
tardifs, de chansons et de contredanses, sans doute l’œuvre de ces
jeunes gens.
D’où
vient la musique ?
Nous voilà en face d’environ
200 menuets, suivis de tambourins, de musettes, et de quelques
contredanses. Sur quelles sources toute cette musique a-t-elle pu être
copiée ?
Selon les filigranes, le papier employé date d’après 1742. Le manuscrit
est relié au Traité de Hotteterre dans une édition de 1741.
Par conséquent, Charles Berthelot, qui se trouvait à Québec depuis
1726, a dû faire venir, après son installation, le traité ainsi que le
papier sur lequel ont été recopiées les méthodes d’instrument et les
mélodies.
À Paris, au XVIIIe
siècle, sont publiés de nombreux recueils d’airs et de danses, tel le Recueil
de Menuets ajustés pour les musettes et vieles compilé par
Chédeville l’aîné, destinés aux divers instruments qui pouvaient être
joués par les amateurs de musique : violon, flûte, hautbois, musette,
vielle. En outre, les particuliers pouvaient recopier ces pièces dans
leurs cahiers personnels ou en recevoir peut-être des copies de leur
professeur de musique ou de leur maître à danser. Certaines pièces sont
de véritables « tubes » et se retrouvent dans
plusieurs sources
imprimées ou manuscrites.
Dans un premier temps,
Élisabeth Gallat-Morin a réussi à retracer dans des sources parisiennes
un certain nombre de pièces du manuscrit Berthelot. L’heureuse
rencontre avec Françoise Bois Poteur lui a permis non seulement de
valider ces trouvailles mais de les élargir considérablement à d’autres
sources. En effet, comme interprète de la vielle à roue, instrument qui
se jouait dans les salons au XVIIIe
siècle, celle-ci a dressé une base de données considérable du
répertoire de cette époque ; en faisant la saisie des incipit des
mélodies du manuscrit québécois, elle a été en mesure d’ajouter un
grand nombre de concordances avec des imprimés et des manuscrits
français.
Comment apprendre à jouer
d’un instrument ?
Nous savons que Charles
Berthelot possédait un serpent, un orgue, un flutet et un flageolet ;
encore fallait-il apprendre à en jouer. Or il se trouve que, dans les
quarante premières pages du manuscrit, Berthelot a recopié des méthodes
pour divers instruments.
Rappelons que les pages
manuscrites sont précédées du traité imprimé de Hotteterre pour
apprendre à jouer de la flûte traversière, ou flûte d'Allemagne, de la
flûte à bec, ou flûte douce, et du hautbois.
Viennent ensuite les Cadences
sur le flageolet, instrument qui figure dans l’inventaire de
la femme de Berthelot, texte dont on n’a pas réussi à retrouver la
source.
Avec l’aide du regretté
Philippe Lescat, qui a publié Méthodes et traités musicaux en
France, 1660-1800, il a été possible de déterminer que la Tablature
pour le basson qui suit correspond au texte et à la tablature
qui figurent dans le second tome de l’Encyclopédie
de Diderot, publié en 1751.
C’est en cherchant des
concordances pour les nombreux Tambourins du
manuscrit qu’Élisabeth Gallat-Morin a trouvé le texte, mot pour mot, des
Principes
pour le Tambourin et flutet du manuscrit Berthelot, dans les Six
Sonates en Duo pour le Tambourin avec un violon seul composées par Mr
Lavalliere suivies des principes généraux pour connoitre soi-même et en
peu de tems l’etendue du Flûtet; et l’accord des Tambourins à six et à
Treize cordes. En outre, quatre des Tambourins
du manuscrit en proviennent. Ce recueil publié à Paris chez Le Clerc ne
porte pas de date, mais le Catalogue d’œuvres qui
figure dans ce livre le place vers le milieu du XVIIIe
siècle.
La Tablature de Serpent, autre instrument que
possédait Berthelot, n’a pu être retracée. Les méthodes de serpent qui
ont survécu sont toutes plus tardives. Le serpent soutenait le
plain-chant dans les offices religieux à la Cathédrale de Québec ; un
Berthelot a-t-il joué ce rôle ? L’instrument pouvait aussi participer à
la musique militaire.
Les Instructions
des tambours et diverses batteries de l’ordonnance sont
celles qui ont été gravées par Mlle Vendome, active dans le domaine de
l’édition de 1737 à 1775, selon les indications de Philippe Lescat ;
toutefois le livre n’est pas daté. La méthode indique comment effectuer
les divers coups de tambour et comment suivre la marche. Est-elle liée
à la fonction de capitaine de milice ? On sait qu’un Charles Berthelot,
sans doute Charles II, occupait cette charge autour de 1775, et sans
doute son père avant lui.
Enfin, les Principes
de musique par Monsieur Dupont semblent inspirés des Principes
de musique par demandes et réponce de Pierre Dupont, maître
de violon et de danse, traité qui connut plusieurs éditions entre 1713
et 1740. Toutefois, les Principes du manuscrit, qui
ne sont pas sous forme de questions et réponses, semblent être une
sorte de paraphrase du texte de Dupont et, parfois, comme le fait
observer Philippe Lescat, une réactualisation et une simplification. Ce
texte n’est pas écrit de la même main que les autres méthodes du
manuscrit et ressemble davantage à celle de Charles III, le prêtre ; ce
pourrait aussi être l’écriture d’une autre personne attachée au
Séminaire.
Un joueur
de
vielle ?
Jacques
Callot : vielleux
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La
présence de certaines
pièces destinées à la vielle laisse entendre que Charles Berthelot
devait posséder cet instrument, même s’il n’en est pas question parmi
ceux qui sont mentionnés dans l’inventaire cité plus haut.
En
effet, sont regroupées à
la suite, sur trois pages, des pièces qui sont spécialement écrites ou
adaptées pour la vielle.
Des doigtés pour l’instrument sont inscrits au-dessus de la portée de
la première pièce. Celle-ci est intitulée L’aveugle
et rappelle qu’au XVIIe
siècle en Ancienne France, la vielle était le plus souvent aux mains de
mendiants affligés de cette infirmité. D’autre part, cette mélodie se
retrouve parfois sous les titres Air du vielleux ou
Le
Vielleux, dans d’autres manuscrits et fut éditée par Esprit
Philippe Chédeville.
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Vient
ensuite
l’adaptation
d’une célèbre pièce pour clavecin Les vièleux et les gueux
écrite en 1720 par François Couperin et tirée du second
acte de Les
fastes de la grande et ancienne Mxnxstrxndxsx
(Ménestrandise), Second livre, Onzième ordre.
Les
vieleux,
manuscrit Berthelot
(Les
Musées de la civilisation, bibliothèque de livres
rares et anciens
du Séminaire de Québec, SQ041736)
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Elle
fait
également
partie des nombreux « airs de vielle choisis » d’un
recueil
ayant
appartenu à la marquise de Vibraye et conservé au Mans.
Couperin
: Les
vieleux (F-LM)
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Une composition de
Jean-Baptiste Anet publiée en 1730 dans sa 2nd
œuvre de Musettes a été ici recopiée avec son harmonisation
d’origine.
On éditait à l’époque indifféremment pour la vielle ou la
musette, car elles avaient toutes deux des bourdons constants et un
ambitus pratiquement identique.
Anet
: Les Vielleux (F-Pn)
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Sur la troisième page
comprenant des pièces pour vielle, les mots « La
vielle » sont inscrits
à plusieurs reprises au début des sections de la pièce, suggérant que
cet instrument pouvait jouer en alternance avec d’autres. Certains airs
pourraient être des exercices particulièrement bien adaptés à cet
instrument que Berthelot avait l’air de bien connaître sinon de
pratiquer.
Compositeurs
à la
mode
Plusieurs airs tirés de
pièces de François Couperin circulaient sous forme vocale ou
instrumentale. Le compositeur écrit dans la préface de son IIIe
livre
de clavecin : « Je n’avais jamais pensé que mes Pièces dussent
s’attirer l’immortalité, mais depuis que quelques Poëtes fameux leur
ont fait l’honneur de les parodier, ce choix de préférence pouroit
bien, dans les temps à venir, leur faire partager une réputation
qu’elles ne devront originairement qu’aux charmantes parodies qu’elles
auront inspirées. »
Outre Les Vielleux, Les Vandangeuses, pièce
transcrite dans le manuscrit Berthelot, avait, notamment, acquis une
grande popularité.
Le manuscrit comprend
également la transcription de l’œuvre d’un autre compositeur fort
connu, Jean-Philippe Rameau, le célèbre Tambourin
tiré de l’opéra Les Indes galantes.
Les « tubes » de l’époque
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La
Confession, manuscrit Berthelot
(Les Musées de la civilisation, bibliothèque de
livres rares
et anciens
du Séminaire de Québec, SQ041736)
De
nombreux « tubes »
se
retrouvent dans quantité de livres français imprimés et manuscrits.
À
titre d’exemple, le
vaudeville La Confession se
retrouve non seulement dans le manuscrit Berthelot, mais aussi dans un
manuscrit très semblable qui appartenait au négociant de Grasse,
Alexandre Maubert.
La
Confession,
manuscrit Maubert (F-Gs ma)
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D’autres pièces figurent dans les deux manuscrits, notamment des airs
de danses comme le Menuet de Pantaléon, intitulé Quel
caprice dans le manuscrit Berthelot, qui figure aussi dans le
manuscrit appartenant à Maubert et dans la Parodie du Nouveau Théâtre
Italien. Ce fut aussi une chanson intitulée Quelle peine, oh
! quelle gêne.
On y trouve également des musettes connues comme la musette en rondeau Quitte
ta musette ainsi que la Musette d’Ajax.
En raison de leur
popularité, on ne sera pas étonné de voir ces
mélodies figurer à la fois dans le manuscrit du négociant de Grasse
Alexandre Maubert et dans celui appartenant à Charles Berthelot,
marchand de Québec. Au-delà de l’Atlantique, Berthelot se divertissait
avec les mêmes airs que l’on jouait aussi bien à Grasse qu’à Paris.
Élisabeth
Gallat-Morin, 2013