LA BIBLIOTHÈQUE MUSICALE D'ALEXANDRE
MAUBERT
À
l’heure où toutes les
collectivités locales s’affairent pour conserver et surtout mettre en
valeur leur patrimoine, la ville de Grasse (Alpes-Maritimes) peut
s’enorgueillir de posséder, entre autres richesses, une originalité :
la bibliothèque musicale d’Alexandre Maubert. Ce riche
négociant, parfait représentant du siècle des Lumières, né le 1er
mars
1743 et mort le 11 avril 1827, a vécu pendant la période faste de
Grasse, mais aussi la Révolution et le Premier Empire.
Érudit,
cousin de
Jean-Honoré Fragonard (1732-1806), il avait rassemblé un grand nombre
d’ouvrages de philosophie, de morale, de théologie, d’histoire, de
géographie, l’Encyclopédie, des œuvres de Voltaire et Rousseau, etc. Il
était déjà en 1782, membre de haut grade dans la première loge
maçonnique fondée à Grasse, celle de Saint-Jean de la Vraie Humanité.
En
1972, la municipalité
fit l’acquisition de son hôtel particulier passé entre les mains de
différents propriétaires. On déménagea la bibliothèque et le
conservateur du musée se montra suffisamment vigilant pour récupérer
dans les poubelles, ce que d’autres avaient négligé. Il s’agit d’un
ensemble de cahiers de musique et de feuilles volantes manuscrites ou
imprimées qui constituent un corpus intéressant à plus d’un titre. L’un
des cahiers est signé et daté par son propriétaire : « Alexandre
Maubert 4 septembre 1762 ».
Formée à la recherche en
musicologie par François Lesure à l’École pratique des hautes études,
Françoise Bois Poteur s’est intéressée dès les années 1980 au
répertoire pratiqué par les musiciens amateurs. Alors que les
chercheurs s’attachent en général davantage aux œuvres des compositeurs
reconnus ou qu’on peut redécouvrir. Elle a ainsi travaillé sur le
catalogage thématique de ce type de corpus musical conservé pour les
XVIIe et XVIIIe
siècles dans différentes bibliothèques. Originaire de Grasse, elle
était particulièrement qualifiée pour dépouiller les partitions
manuscrites et imprimées d’Alexandre Maubert, ce qu’elle fit à partir
de 1991.
Son directeur de
recherche François Lesure était conservateur en chef du département de
la musique à la Bibliothèque nationale de France et responsable à ce
titre du catalogage de toutes les collections publiques de notre pays
dans le cadre du RISM (Répertoire international des sources musicales).
Ce programme international, toujours en cours, doit permettre à tout
chercheur où qu’il soit dans le monde, de savoir où se trouve telle ou
telle œuvre musicale. Des normes internationales de description des
ouvrages doivent être appliquées mais elles ont été définies pour les
opéras, les symphonies, les concertos, etc. Certains documents figurant
dans la bibliothèque musicale d’Alexandre Maubert répondaient à ces
critères mais non à ce qui intéressait le plus Françoise Bois Poteur.
En
effet, une fois qu’on a décrit la page de titre d’un recueil de
contredanses, par exemple, on n’a aucune idée de son contenu réel :
quelles mélodies exactement peut-on y trouver ?
À partir de ce constat
fait quelques années plus tôt, Françoise Bois Poteur avait sollicité et
obtenu une bourse de l’ANVAR (Agence nationale de la valorisation de la
recherche) pour faire modifier un logiciel modulable disponible alors
pour les bibliothèques. Elle avait ainsi travaillé avec un
informaticien pour mettre au point un outil informatique spécifique
permettant à la fois de saisir ce qui est requis par le RISM et des «
notices » supplémentaires, en vue de mieux cerner les données pouvant
servir à un travail non seulement musicologique, mais historique et
sociologique. Le terme d’ethnomusicologie historique est ici celui qui
convient.
C’est cet outil qu’elle
a utilisé pour analyser le répertoire de M. Maubert. Dans ce cadre, la
saisie des incipits musicaux, permettant de retrouver différentes
mélodies dans divers recueils où elles portent souvent des titres
différents, est la pierre angulaire de tout l’édifice.
Alors qu’elle cherchait
de la musique ayant été jouée sur son instrument, la vielle à roue, la
musicienne Françoise Bois Poteur s’est penchée sur un répertoire plus
populaire que savant. Elle n’a pas tardé à repérer des doublons, à
s’apercevoir que ce répertoire « circulait » entre la ville et les
campagnes, d’une région à l’autre, que les mélodies changeaient parfois
de rythme pour servir à différentes danses, le tout au gré des modes.
C’est ce qui a déterminé le parcours de la chercheuse, soucieuse
d’analyser tous ces phénomènes et de les comprendre en les confrontant
aux données historiques et sociologiques.
La bibliothèque musicale
d’Alexandre Maubert, même si elle n’est pas unique en son genre, est un
morceau de choix pour une recherche approfondie à ce sujet. Mais elle
nécessite des compétences particulières et avant tout celle de pouvoir
lire des partitions écrites par différentes mains, pas toujours très
précises. Et puis les règles de solfège que nous connaissons se sont
mises en place tout au long des XVIIIe
et surtout XIXe
siècles, il y a des fluctuations dont il faut savoir tenir compte. On
voit ici pourquoi ceux qui tirent le meilleur parti du répertoire dit «
baroque » sont en général à la fois musiciens et chercheurs…
Le corpus sauvé de la
destruction par le conservateur et dépouillé entre 1991 et 1994 par
Françoise Bois Poteur comprend 63 documents (recueils ou feuilles
volantes, imprimés ou manuscrits) soit 493 mélodies, parfois en mauvais
état. Comparer les incipits des mélodies saisies avec ce qui figurait
déjà à l’époque dans notre base de données a permis de redonner des
titres à des airs qui n’en avaient pas, d’identifier leur compositeur
et surtout de recueillir des indices probants de la circulation des
répertoires entre Paris et la Provence orientale, et entre les divers
milieux sociaux.
Prenons par exemple le cahier déjà cité et portant signature
de son propriétaire, on y trouve entre autres :
- un extrait de L’Europe galante de
Campra, devenu une
contredanse éditée par Landrin, Bouin et Frère,
- un autre connu le plus souvent sous le titre Ma
mère,
mariez-moi comme une contredanse,
- un air qui a servi de timbre de chanson à plusieurs
reprises, faisant partie du répertoire du Théâtre de la Foire et connu
comme un noël bourguignon du XVIIIe
siècle,
- une romance chantée à l’Opéra comique comme le mentionne
lui-même M. Maubert mais qui fut aussi éditée, avec sa chorégraphie,
par Bouin comme une contredanse tout en ayant servi de timbre au
noëliste provençal N. Saboly,
- deux extraits du Devin de village de
Jean-Jacques Rousseau,
- un air devenu une chanson bachique et ayant aussi servi de
support mélodique à une fable « dans le goût de M. de La Fontaine »,
- le célèbre air Ô ma voisine es-tu fâchée ?
qui a été
repris par de nombreux compositeurs, dont Esprit Philippe Chédeville,
son frère cadet Nicolas, Joseph Bodin de Boismortier, Michel Corrette,
Michel Blavet, Marc Antoine Desaugiers fils (début XIXe
siècle), mais qui figure aussi dans le répertoire du Théâtre italien
tout en étant très connu comme noël et ayant servi de support à des
textes de fables, de chansons tendres, satiriques et bachiques,
- le tambourin de Jephté de Michel
Pignolet de Montéclair,
- le menuet d’Exaudet,
- des extraits d’Ismène de Rebel et
Francœur…
Tous les cahiers de
musiques dépouillés sont de l’écriture soit de Maubert soit de ses
contemporains, ils sont l’indice d’une pratique musicale certaine dans
ce milieu de négociants aisés à la charnière du XVIIIe
et du XIXe siècle à
Grasse.
Nous n’avons
malheureusement pas d’éléments probants au sujet des instruments
utilisés, sinon que le corpus comprend un cahier de duos pour cors
(dont n’est noté que le premier dessus), un autre de duos pour
clarinettes. Et puis, dans le cahier signé de son propriétaire figurent
au-dessus des notes de certains airs, des chiffres qui ressemblent fort
à des doigtés. Mais à ce jour nous n’avons pu déterminer avec certitude
à quel instrument ils faisaient référence, d’autant qu’une première
écriture a noté des chiffres allant jusqu’à 6 alors qu’une deuxième
écriture va de 0 à 3…
Ajoutons qu’à partir de
1994, Françoise Bois Poteur a aussi dépouillé les autres fonds musicaux
anciens conservés à Grasse, toujours dans le respect des règles de la
recherche musicologique et du RISM.
Avril 1997