GEORG
PHILIPP TELEMANN ET L'AIR DU PÈRE BARNABA
En
1737,
Georg
Philipp
Telemann (1681-1767) se rend à Paris, où il restera huit mois. Il est
accueilli avec enthousiasme, ses œuvres sont exécutées en son honneur
et bien entendu il se mêle à la haute société. Mais étant donné
l’intense vie sociale de l’époque, on peut penser qu’il n’a négligé ni
les cafés, ni les salons, ni les foires. Comme tout un chacun il a pu
entendre des musiciens aussi bien au coin des rues, sur le Pont Neuf,
qu’au Concert Spirituel.
Toujours est-il que
les
spécialistes de son œuvre savent qu’il a composé une
" symphonie
amusante " à partir de " l’air du père Barnaba ",
véritable
" tube ".
Cette symphonie est malheureusement perdue et c’est bien dommage, il
aurait été instructif de voir ce qu’il en avait fait car ce timbre a
laissé bien des traces dans les manuscrits et les recueils de
partitions du XVIIIe
siècle. Et c’est à Paris qu’il l’avait entendu,
probablement plusieurs fois, en diverses circonstances et sous
différentes formes.
Telemann, en
effet,
n’a
pu que participer à la vie de divertissements qui caractérise le Paris
de ces années-là. On raconte qu’en novembre 1737, au sortir de l’hôtel
de Cluny, il se serait rendu au Procope, célèbre café où il a pu
rencontrer de beaux esprits, comme Rameau ou Piron. Ces cafés sont les
rendez-vous des gens de lettres, on y lit des nouvelles, on y joue aux
échecs…
Il a aussi dû fréquenter plusieurs salons où se mêlaient toutes sortes
de personnes : grands seigneurs, abbés mondains, littérateurs, érudits
et savants, souvent membres des académies qui se multipliaient alors
(on en compte 25 en 1743, pour 15 en 1715).
Il a forcément assisté à de nombreux concerts de professionnels comme
d’amateurs, car la pratique musicale était très riche dans les milieux
aristocratiques mais aussi bourgeois.
Vie culturelle et
musicale foisonnante donc, car n’oublions pas que même les recettes de
cuisine se chantent sur un air à la mode. L’art culinaire se développe
à tel point que pour véhiculer les recettes, on les édite dans des
recueils en mentionnant pour chacune l’air sur lequel elles doivent
être chantées, ce qui permettait probablement de les mémoriser plus
facilement. La bibliothèque de Grasse (Alpes-Maritimes) conserve un
recueil titré Festin joyeux ou la cuisine en musique daté de
1738.
Et puis, il y a la
musique dans la rue, sur le Pont Neuf surtout, où les chansons
populaires sont reines, où les vaudevilles font florès.
La vielle à roue
est
très présente à cette période aussi bien dans la rue qu’entre les mains
des amateurs bourgeois ou même nobles, sans compter les virtuoses comme
Monsieur Danguy. Au cours de notre recherche de manuscrits de vielleux
et de recueils pour instruments à bourdons, nous avons systématiquement
dépouillé bien d’autres corpus de musiques populaires, ce qui nous
permet d’imaginer quels airs Telemann a pu entendre. On constate
d’autre part, amusante coïncidence, que le célèbre Il Pastor
Fido qui
fut longtemps attribué à Antonio Vivaldi (1678-1741) et qui est en fait
l’œuvre de Nicolas Chédeville (1705-1782) est édité justement en 1737.
Toujours est-il
qu’au
milieu de la foule d’airs qui circulent, c’est celui du père Barnaba
qui a séduit notre compositeur allemand en visite à Paris. Il faut dire
qu’il devait être sur toutes les lèvres car l’histoire du père Barnaba
était propre à enchanter les milieux populaires. C’était un dominicain
ayant vécu à la fin du règne de Louis XIV. Il devait avoir recours à
une béquille pour se déplacer. Un jour il alla voir " les
filles "et,
en repartant, il l’oublia. La nouvelle fit le tour de la capitale et
devint le sujet d’un vaudeville. Comme support musical on prit une
mélodie qui a la structure d’un branle.
L’histoire devint
tellement célèbre que " la béquille du père Barnaba "
a traversé les
âges, devenant l’un des timbres les plus utilisés et parfois nommé
simplement La
Béquille.
Le 21 septembre 1737, on donne pour la
première fois l’opéra comique La Béquille au
Théâtre de la Foire de
Saint-Laurent. Le librettiste est Laffichard. À la lecture du livret,
conservé au département " musique " de la BNF, on
peut constater que
chaque couplet est joué sur un air différent et que ce n’est que le
dernier qui est interprété sur celui de La Béquille.
Déjà vers 1735, Michel Corrette (1702-1795) avait écrit une série de
"
concertos comiques " sur des airs populaires dont l’un
intitulé : La Béquille du Père Barnaba.
Comme toujours dans
l’histoire des timbres, on trouve énormément de versions avec des
variantes musicales, des paroles différentes et le titre est soit
La Béquille,
soit
Le Père Barnaba.
On observe principalement une variante entre la version chantée et la
version instrumentale, qu’elle soit destinée à être dansée ou pas. Elle
porte essentiellement sur le tout début de la mélodie. Dans la version
instrumentale, le premier intervalle est une quinte alors que dans la
version chantée, on adoucit cette quinte par une tierce, comme cette
première phrase est en sol majeur, la sensible est notée. Nous
rencontrons souvent ce type de variante dans les mélodies populaires
chantées et transmises par l’oralité.
Nous avons comparé onze versions et sur le tableau chronologique que
nous avons dressé :
SOURCE
|
GENRE
|
VERSION
|
DATE
|
Ms
2547
|
contredanse
3 mes + 6 mes
|
1e
version
(avec note sensible)
|
[après
1730]
|
Michel
Corrette
|
concerto
comique
|
1e
version arrangée
|
[ca
1735]
|
compilateur
E.
Ph. Chédeville
|
[contredanse]
3 mes + 6 mes
|
1e
version
|
Privilège
du roi
11 mai 1737
|
recueil
ms
de
chansons
|
chanson
|
2e
version
18
couplets
|
[après
10 sept. 1737]
|
éditeur
Leclerc
|
contredanse
3 mes + 6 mes
|
1e
version
|
1738
|
Ms
3643
|
contredanse
3 mes + 6 mes
|
1e
version
|
sans
date
|
Préédition
de 1945
|
chanson,
titre
" pauvres
autrichiens "
|
9
couplets
|
[ca
1742]
|
éditeur
J. Ch. Naudot
|
chanson
rythme adapté
3 mes + 5 ½ mes
" la
lanterne à la main "
|
2e
version
|
[1744]
|
E.
Ph. Chédeville
|
contredanse
3 mes + 6 mes
|
1e
version
|
[ca
1745]
|
Ms
dédié à
Mme
de Sénozan
|
contredanse
|
1e
version
|
[après
1764]
|
Ms
Caillat
|
contredanse
/ cotillon
4 mes + 8 mes
|
version
danse avec ornementations écrites
|
1767
|
On peut voir que l’air garde longtemps la structure d’un branle alors
qu’il est souvent déjà mentionné comme contredanse.
Un branle est en effet constitué de deux parties, la première de 2 fois
3 mesures, la deuxième de 2 fois 6 mesures alors qu’une contredanse
nécessite 4 mesures, puis 8 mesures.
Intéressons-nous
maintenant à une version chantée où nous verrons comment ces chansons
faisaient allusion aux faits divers du moment, tout en faisant
référence à un fait plus ancien connu de tous, en l’occurrence
l’histoire du père Barnaba, qui rappelons-le avait vécu sous le règne
de Louis XIV. Elle est extraite d’un " recueil / de /
Chansons
choisies /
en / Vaudevilles / Pour servir à l’histoire anecdotte / depuis 1600
jusqu’à présent ", manuscrit forcément postérieur à
septembre
1737 selon
nos recherches.
I |
Notre
monarque enfin
Se signale à Cythère
De son galant destin
On ne fait plus mystère
Mailly dont on babille
La première éprouva
La royale béquille
Du père Barnaba
|
II |
Notre bon
cardinal
Pour donner une place
De fermier général
Est diablement tenace
Mais il en promet mille
À quiconque pourra
Lui rendre la béquille
Du père Barnaba
|
III |
Le chef des
polissons
Vint en grande furie
Troubler des francs-maçons
L’auguste compagnie
Pour apaiser sa bile
D’abord on lui planta
Dans le cul la béquille
Du père Barnaba
|
IV |
Dans Paris
depuis
peu
Un nouvel Esculape
Ne se fait plus qu’un jeu
Des maux faits à Priape
Sa méthode est gentille
Sans danger on y va
Parfumer la béquille
Du père Barnaba
|
V |
Du soir
jusqu’au
matin
À la Cour, à la ville
On chanta le refrain
D’un plaisant vaudeville
La plus petite fille
Demande à son papa
À quoi sert la béquille
Du père Barnaba
|
Quelques
éclaircissements : le monarque du premier couplet est Louis XV, qui eut
pour première maîtresse Mme de Mailly, elle disposa d’un appartement
royal dès 1736 mais ce n’est qu’en 1737 que le public fut au courant.
Le cardinal dont il est question dans le deuxième couplet est le
cardinal Fleury, ancien précepteur de Louis XV qui souffrait de
problèmes rénaux et avait déclaré aussi des problèmes plus intimes.
Le troisième couplet concerne René Hérault de Fontaine, lieutenant de
police de 1725 à 1739, à qui le roi avait donné l’ordre de prendre des
mesures de surveillance à l’égard des premières loges maçonniques.
C’est d’ailleurs le 10 septembre 1737 qu’il avait organisé une descente
de police au café Chapelot où se tenait une réunion maçonnique. Il
avait fait fermer le café et écrit dans son rapport que cette société
devait être interdite, tout en disant que l’affaire n’était pas très
grave.
Quant au quatrième couplet il fait référence à un certain médecin, M.
Charbonnier, qui prétendait avoir le secret de guérir la vérole par la
fumigation…
Telemann a-t-il
entendu
cette version en particulier ? Nul ne le saura jamais. Pourtant il est
intéressant de constater qu’elle fait allusion à plusieurs faits divers
qu’il n’a pu ignorer en ces années 1737-1738 où il se trouvait à Paris.
Recherches et texte
original : Françoise Bois Poteur, 1998
Réécriture : Nicole Pistono, écriTours, 2012