Musiques populaires et musiques savantes au XVIIIe siècle
recherche et diffusion

FANCHON LA VIELLEUSE ET LES MIGRATIONS DES MONTAGNARDS DE SAVOIE

Fanchon la vielleuse est un de ces nombreux personnages qui ont marqué les esprits à leur époque et dont la légende s’est emparée.

Mme Belmont dans le rôle de Fanchon – coll. privée
Les auteurs de Fanchon La Vielleuse, « comédie en trois actes mêlée de vaudevilles » représentée pour la première fois en janvier 1805 sur le théâtre du Vaudevillle à Paris avouent curieusement : « Avec quel plaisir nous avons saisi l’idée de mettre en scène une pareille femme ! Les erreurs qu’on lui reproche ne nous ont point arrêtés. Avec notre respect pour les mœurs, nous ne pouvions être immoraux ; et, laissant à la chronique tout le mal qu’elle prêtait à Fanchon, nous avons recueilli le bien plus réel que nous ont dit de la vielleuse une foule de vieillards aimables et d’hommes d’un rang distingué, qui chérissent et honorent sa mémoire. »
Effectivement, la pièce est édifiante et attribue à Fanchon, devenue riche, une moralité sans faille. L’énorme succès de cette comédie-vaudeville a contribué largement à la popularité du personnage qu’elle met en scène. Et tout au long du XIXe siècle, on retrouve dans de nombreux vaudevilles, drames et autres romances, une Fanchon la vielleuse devenue mythique, partie de la rue, certes, archétype de la vielleuse venue de Savoie à Paris mais finissant sa vie, riche et honorée. N’oublions pas qu’un mouchoir, ou fichu, porté sur la tête et noué sous le menton s’appelle depuis 1828 « une fanchon », signe évident, s’il en fût, de la célébrité de notre vielleuse et de ses représentations dans les gravures et les dessins.
Source BNF

Collection privée
Mais tel n’est pas le portrait qui ressort, non pas de la « chronique » mais du Dictionnaire critique de Biographie et d’Histoire auquel l’archiviste Auguste Jal a consacré des années de sa vie (1re édition 1867, 2e édition 1872). Il est important de noter que cet éminent spécialiste avait effectué ses recherches avant que les incendies du Palais de Justice et de l’Hôtel de Ville ne détruisent une grande partie de leurs archives en mai 1871. D’autre part, ses dires sont confirmés par les divers dépôts de plaintes et procès verbaux réunis par Barry Russel (1943-2003) et consultables sur le site Internet Le Théâtre de la foire à Paris.
Il apparaît que Fanchon, qui prétendait parfois être arrivée du comté Nice « avec sa vielle sur l’épaule », était en fait née à Paris. Auguste Jal cite l’acte de baptême figurant au registre de Saint-Jacques-du-Haut-Pas : « Le 15 mars 1737, Françoise Chemin, née d’hier, fille de Laurent Chemin, gaigne-deniers, et de Roze Chemin sa femme, a esté baptisée ; le parrain a esté Sébastien Bernard, gaigne-deniers, et la marraine Françoise Bernard, femme d’André Chemin, tous deux de la comté de Nice et actuellement de cette paroisse. » Il sait aussi que le grand-père de Fanchon, André Chemin, « gagne-denier et musicien » était à Paris dès 1732 avec son frère Jean-Louis. Toute la famille était donc arrivée bien avant la naissance de Fanchon et faisait partie de ces nombreux « savoyards » qui « venaient chercher leur vie en France, ramoneurs, commissionnaires, joueurs de vielle, montreurs de marmottes ou de lanterne magique, gagne-deniers enfin, comme on appelait tous les gens qui faisaient dix métiers sans en avoir un réel ».

Anonyme
vers 1750
église de Saint-Étienne-de-Tinée
(Alpes Maritimes)
 
On la maria le 10 février 1755 à l’âge de 18 ans avec Jean-Baptiste Ménard « natif de Saint-Étienne près Nice » (vraisemblablement Saint-Étienne-de-Tinée, aux environs de Barcelonnette), âgé, lui, de 26 ans.
Selon les quelques documents d’archives la concernant, il apparaît que Françoise Chemin a eu une vie conjugale passablement agitée, on la voit même déposer plainte contre son mari, l’accusant de la maltraiter. Auguste Jal a retrouvé cinq actes de baptêmes d’enfants nommés Ménard mais sur les trois derniers figure la mention « le père absent », ce qui sous-entend qu’ils ne sont pas de lui et ne plaide pas vraiment pour une moralité exemplaire de la véritable Fanchon. Elle semble avoir eu du caractère. Les « couplets grivoix » et les habitués avinés des cabarets et des cafés ne lui faisaient sûrement pas peur.

Gabriel de Saint-Aubin : Promenade
Jal a découvert la preuve qu’elle a fait quelques jours de prison, semble-t-il dénoncée par un amant… Mais il n’a trouvé aucune trace de la fin de sa vie, ni de sa mort. En tout état de cause la Fanchon créée en 1805 sur scène par une des actrices en vue de l’époque, Madame Belmont, et telle qu’on la voit entourée de quatre hommes sur une gravure du XIXe siècle semble bien loin de la réalité ! Françoise Chemin sensée, d’après la légende, avoir amassé beaucoup d’argent en jouant de la vielle sur les boulevards et dans les cafés n’a probablement pas échappé à la condition des autres « savoyards » qui gagnaient leur vie comme ils pouvaient à Paris au XVIIIe siècle.
la vallée de l'Ubaye  (Alpes-de-Haute-Provence)
La Savoie, qui comprenait le comté de Nice, était encore italienne à l’époque de Fanchon car elle ne fut rattachée à la France par le traité de Turin qu’en 1860. Comme on le voit cela n’empêchait pas les montagnards d’aller jusqu’à Paris ou même plus loin (Belgique, Allemagne, Autriche…). Cette émigration qui fut souvent définitive concernait les plus pauvres, mais il existait aussi des migrations saisonnières. Des familles entières descendaient de la montagne, une fois leurs propres terres ensemencées, pour participer en plaine aux travaux agricoles comme la cueillette des olives.
Si l’on en croit la rencontre faite dans la vallée de l’Ubaye par Christophe de Villeneuve-Bargemon en 1815 alors préfet du Lot-et-Garonne, les enfants de certains d’entre eux jouaient de la vielle et « montraient la marmotte » arrondissant ainsi le pécule que la famille se constituait « pendant les sept mois d’hiver ».
Le texte évoque un « homme fort et vigoureux », une femme « ayant le fichu de soie rouge noué sous le menton » (une fanchon, en somme) et « portant dans ses bras un nourrisson d’une propreté extrême », un petit garçon et une petite fille « munie d’une vielle ». On est bien loin ici de la pauvreté et de la misère, probablement grâce à cette migration bien pensée. Naturellement, l’observateur demande à jouir d’un spectacle « qui fut généreusement payé ». Les enfants firent danser la marmotte au son de la vielle et de « la chanson d’usage ».
Cette famille venait d’un village proche de Barcelonnette et se rendait dans le département du Var. Plusieurs itinéraires le lui permettaient, la route Napoléon pouvant les mener dans la région de Grasse. Mais il y a fort à parier qu’à la même période, d’autres montagnards étaient attirés par la ville de Nice qu’une importante colonie anglaise investissait tous les hivers. Depuis les années 1760, de riches familles d’Outre-Manche faisaient en effet la prospérité de la ville. Ce phénomène, interrompu par les troubles de la fin du siècle avait repris de plus belle après la chute de Napoléon. On parle de 80 à 100 familles vers 1830, de 284 en 1855…

Joseph Mallatia : rues du vieux Nice (vers 1825)  
Lorsqu’on se penche sur la lithographie de Joseph Mallatia représentant une rue du vieux Nice vers 1825, on y voit clairement une vielleuse.
Même si l’auteur a pu rassembler ici volontairement un grand nombre de petits métiers, la présence de cette vielleuse jouant dans la rue est significative.
Mais, ne nous y trompons pas, les migrants descendus de la montagne vers le sud ne partaient pas tous avec une vielle, loin s’en faut !
une grange en région du Valbonnais (Oisans)
Voici donc un autre exemple parmi tant d’autres…
Né en 1779 au Périer, village au sud de Bourg-d’Oisans et du col d’Ornon, Jean-Joseph Sciaud, est dit cultivateur et marchand colporteur, ce qui sous-entend qu’il cultivait la terre mais que cela ne lui suffisait pas pour vivre.
Il partait donc l’hiver sur les routes et comme les autres colporteurs, vendant toujours le même type de marchandises, il devait se rendre à chaque fois dans la même région où ses clients le voyaient revenir régulièrement. C’est à Grasse qu’il se marie en 1805 avec Marie-Louise Muraire, native de cette ville. Il a dû finir par s’y fixer, puisque son fils, Jean-Joseph y est né en 1812. Notons qu’à partir de celui-ci la famille a porté le nom de Siaud (on sait que l’état civil n’était pas toujours très rigoureux).
Mais les allées et venues de ces « gavots » , comme on les nommait alors en Provence, n’ont pas cessé à cette génération. Ce Jean-Joseph Siaud, qui fut d’abord colporteur, a épousé en 1848 dans le village d’origine de son père, Elisabeth Bernard, née au Périer et fille de cultivateurs. Pourtant l’acte de mariage nous apprend qu’il est alors domicilié à Grasse, où il est garçon boulanger. C’est d’ailleurs dans cette ville que naît leur fils François en 1849. Ce dernier, ferblantier de son état, n’est pas allé prendre femme dans le berceau de la famille, il a épousé en 1875, Anne Bousquet, née à Grasse en 1853.
Le bazar Bousquet vers 1900 - Grasse
Le père d’Anne, Jean Bousquet, n’était pas non plus grassois d’origine. Né à Aiguines, au sud de Moustiers-Sainte-Marie, il s’était marié à Grasse en 1849 avec une couturière grassoise, Louise Bompard.
D’abord tourneur, il avait fondé, au 11 rue de la Poissonnerie, le « Bazar de la Place aux Herbes ».
À sa mort, comme elle était sa fille unique, c’est l’épouse de François Siaud qui hérita du magasin, probablement en 1888.
C’est ainsi que ce sont des descendants de ces montagnards contraints d’aller gagner leur vie dans la plaine qui ont géré pendant plus d’un siècle le bazar J. Bousquet en plein centre de la vieille ville de Grasse, une véritable institution qui n’a fermé ses portes qu’en 1990.
Recherches et texte original : Françoise Bois Poteur, 2013
Réécriture : Nicole Pistono, écriTours, 2013
Voir aussi la publication :
« FANCHON LA VIELLEUSE dans les rues de Paris »
de Françoise BOIS POTEUR et  Nicole PISTONO
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